De nos jours, rien n'est plus facile pour une entreprise ou un état de mettre en place des traceurs d'activités pour n'importe quel individu vivant avec l'assistance des technologies de l'information (ordinateur, smartphone, etc). Si le traceur est une technique digitale ou numérique, les informations qu'il récolte sont belle et bien sur votre vie dans ses détails les plus privés.
Le législateur essaye tant bien que mal d'encadrer les pratiques de traçage ainsi que l'exploitation de données ainsi récoltées, le plus souvent de manière maladroite, car n'oublions pas que le législateur travaille pour un état qui le plus souvent exploite ces mêmes techniques comme dispositifs de surveillance.
S'il peut paraître louable que le législateur essaye d'encadrer les pratiques de ses agences d'espionnage, il est en général en retard d'une dizaine de métros et flirte allègrement avec la légalisation de pratiques d'une éthique discutable.
Mais ce n'est pas particulièrement le sujet des lois sur la surveillance étatique qui m'intéresse ici, beaucoup a déjà été dit et même s'il reste beaucoup à dire, je vais laisser le soin à d'autres de le faire.
Ce qui m'intéresse, c'est la valorisation que des entreprises privées font sur ces données. Typiquement, avoir un compte sur Facebook, Twitter, Google+, surfer sur le web, chatter sur Skype, se déplacer avec son smartphone ou sa smartwatch, etc. fournis à un nombre relativement important d'entreprises privées de quoi tracer vos activités au jour le jour.
Comment valorisent-ils alors ces informations ?
En général, c'est via des services annexes qui se veulent intelligents, Google avec AdSense vend des espaces publicitaires qui ciblent la pub sur la bonne audience, Facebook fait de même sur son propre site et rajoute des services d'exploitation indirecte des données qui sont monétisés, Netflix met en avant son système de recommandation de contenu, la grande distribution arrange différemment ses rayons en fonction du type d'acheteur, etc. Si la traçabilité est effectivement inhérente au traitement de l'information - cela se nomme journalisation - le marché qui s'est ouvert dessus depuis une bonne vingtaine d'années ne l'est pas. On ne parle pas d'un petit marché de rien du tout, on parle de valorisation de l'ordre de 50 milliards de dollars par an pour une entreprise.
Comment est structuré ce marché ?
Nous avons déjà évoqué la valorisation par indirection via des services dit intelligents. Mais il existe aussi la vente directe des informations à des tiers, le plus souvent de manière illégale. Aucune entreprise dont une source de profit est cette collecte et valorisation ne dit le faire, mais c'est un peu comme le trafic d'armes, aucun fabriquant n'y participe directement mais étrangement des armes arrivent continuellement sur des zones en guerre, des générations spontanées sans doute.

Il existe une tendance qui consiste à appeler "digital work" le fait d'être tracé et que ce "travail" doit être rémunéré. Vous activez le suivi par GPS sur votre iPhone, Apple devrait vous verser un micro-salaire, ce qui revient à créer un marché du travail de la traçabilité. Les défenseurs de cette approche arguent que c'est un mécanisme de rééquilibrage économique. Je dirais que n'importe quel youtuber connait déjà ce mécanisme en monétisant ses vidéos. Si on suit cette logique, Facebook doit mettre en place des micropaiements à ses membres en fonction des activités qu'ils remontent sur leur page. Au final, on aura ainsi créé un marché de la vie privée. Vous allez me dire qu'il existe déjà et que par conséquent cette approche a le mérite de le rendre plus transparent et d'en finir avec l'hypocrisie actuelle. Je vous répondrais que historiquement l'économie de marché n'a pas fait ses preuves sur la transparence - le marché de l'art contemporain est-il transparent ? - et encore moins sur l'équité entre ses participants. Et ensuite que dans une démocratie qui respecte un tant soit peu des libertés individuelles, la création officielle d'un tel marché signerait un recul sans précédent des libertés.
En attendant, il est vrai que les revenus de la traçabilité sont importants et les méthodes en place pour la collecte souvent cachées aux personnes qui finissent par y participer sans en avoir nécessairement conscience. La régulation efficace d'un tel marché demanderait des accords internationaux qui ne se feront que de manière hypothétique. L'approche du pis-aller qui revient à institutionnaliser cette pratique est de fait déjà en place chez certains acteurs - se faire payer pour mettre des bandeaux de pub sur son site, c'est aussi récupérer un peu des revenus de mes traces par exemple -. Le marché créera lui même ses propres nemesis liberticides si on le laisse faire sur ce sujet. Le revenu universel de base est une réponse partielle qui a le mérite de ne pas prostituer la vie privée.

Le virage actuel s'oriente plutôt vers la marchandisation de la vie privée. Espérons que ça ne soit qu'une erreur de jeunesse des débuts de l'ère numérique.