Comment évaluer l'impact de la technologie sur nos institutions démocratiques ?

Toutes les évolutions technologiques n'ont pas forcement un profond impact sur le fonctionnement et les structures de la société. On peut même dire que très peu d'évolutions technologiques ont un impact structurel. L'arrivée de la voiture comme système de transport individuel a certes changé nos paysages durablement mais pas le fonctionnement de nos institutions démocratiques. Elle a tout au plus créé de nouveaux groupes de pression. L’imprimerie, elle, a changé structurellement nos démocraties en permettant la circulation des expressions du peuple (des peuples préférablement, car dire que le peuple est un et indivisible est une ineptie sans nom), en créant des voix qui résonnent dans le temps et l'espace, en diffusant le savoir et la connaissance pour un moindre coût. Sans l’imprimerie, on ne se serait jamais posé la question de la liberté d'expression et de son exercice dans la presse par exemple. L'invention du vélo ou de la voiture ne peut se targuer d'un tel achèvement. Sauf à considérer la mise en place du permis de conduire comme un achèvement d'ampleur.
Mais avant de s'interroger sur les changements que le numérique apportent sur le fonctionnement de nos démocraties, il est dans un premier temps nécessaire de définir ce qu'est un système politique démocratique. Il est commun de considérer qu'un système politique est démocratique s'il permet un gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. Mais on ne peut pas détacher cette définition théorique de la praxis de l'exercice du pouvoir par le peuple. Dans la plupart des démocraties modernes, le peuple exerce son pouvoir par l'intermédiaire de représentants élus via un ou des système(s) de vote. Il exerce donc son pouvoir de manière indirecte. Il existe également des méthodes d'exercice du pouvoir par les peuples de manière directe ou semi-directe comme les référendums. Mais à l'heure actuelle tout exercice du pouvoir des peuples passe par un ou des système(s) de vote. Or on étudie les systèmes de vote de manière formelle depuis la révolution française et surtout Condorcet et Borda, et vous allez voir que cette étude formelle est loin d'avoir donnée des résultats anodins.
Le nœud du problème pour les systèmes de vote étant le scrutin uninominal majoritaire à un ou deux tours. Vous avez peut-être entendu parlé du paradoxe de Condorcet, ou encore du théorème d'impossibilité d'Arrow ?
Sinon voici en résumé le résultat qu'ils expriment : aucun système de vote ne pourra représenter les choix des votants sans violer des critères plutôt désirables dans une démocratie comme l'universalité du système de vote (tous les choix sont représentés) ou la représentation de l'unanimité par le dit système de vote. Ce théorème étant éminemment complexe, je ne présenterais pas dans ces détails mathématiques ses résultats. Il faut juste bien comprendre qu'il remet en question les systèmes de vote les plus usités dans nos démocraties modernes. Un des résultats corollaires est que le scrutin uninominal majoritaire à un tour abouti très souvent (très très souvent en fait) à un système de représentation bipolaire des idées des peuples (un système bipartite si vous préférez). Et c'est là que votre propre pratique de la démocratie doit commencer à tiquer : il existe donc une forme de déterminisme du résultat d'un vote qui est intrinsèquement dépendant du système de vote utilisé. Si en France, nous vivons dans une alternance bipartite, c'est pas seulement de la faute de son peuple, le système de vote joue également un rôle non négligeable dans cette alternance. Le résultat du théorème est beaucoup plus fort que ça, il suggère une impossibilité de la représentation démocratique par quelque système que ce soit. Mais ses critères de représentations des choix des peuples sont un poil absolutistes en matière démocratique et que si on assouplit ou relâche certains critères, ils existent des systèmes de vote qui satisfassent les critères affaiblis, et qui, bien sûr, ne se sont pas utilisés dans notre douce France. Admettons pour la suite que le système de vote défini par la démocratie imaginaire que je me propose d'élaborer permet par conséquent une représentation des idées du peuple sans biais méthodologiques.
Si en France le vote reste sur papier, ce n'est pas par impossibilité technique mais plutôt par attente d'une maturation des algorithmes et techniques informatiques permettant la dématérialisation du système de vote. L'exemple américain des machines de vote conçue avec le lobe de l'oreille gauche (ou droite, ne soyons pas sectaire) n'est vraiment pas à suivre. Disons que l'on peut imaginer un système numérique de vote qui garantisse le même type de vérification par des tiers que ceux actuellement en place. Niveau technique, ce serait un savant mélange d'une blockchain avec du zero-knowledge, mais sautons ces considérations d’ingénierie qui vont soûler, vous, les lecteurs : le système dématérialisé de vote existe, fonctionne et est facilement utilisable par les citoyens de notre démocratie imaginaire.

L'arrivée du numérique à faible coût s'est suivie d'une vague de dématérialisation de procédures et de pratiques dans tous les secteurs d'activités pendant les dizaines d'années qui ont suivies cette démocratisation. Là où le papier était le support matériel de l'écrit est venu l'ordinateur personnel et son clavier, les traitements de texte et enfin les logiciels métiers. On a défini des "workflow" pour toutes les activités imaginables et a suivi la dématérialisation de celles-ci. Et un effet de bord non négligeable vient perturber nos démocraties : vient dans ces silos d'informations piocher le pirate qui diffuse ensuite ce qu'il ne pouvait l'être avant sans une perquisition légale ou une intrusion illégale physique dans des bâtiments. Si certains font commerce de ces précieuses informations, d'autres tout simplement les diffusent sur Internet. Et quand ce qu'il ne devait jamais sortir se trouve exposer aux yeux de tous, les impacts sur le fonctionnement d'un pays sont conséquent. Si certains s'offusquent du diktat de la transparence, n'est-il pas mieux que la transparence forcée mais contrôlée fasse place au secret ? Et il me semble qu'une des activités des journalistes a toujours été de sortir des affaires. Désormais, ce n'est juste plus l'apanage des journalistes. On les appelle les lanceurs d'alertes depuis quelques années et ils travaillent en général avec des journalistes. Mais nous reviendrons sur la redistribution des rôles dans une société où le numérique s'est durablement installé. Si ce genre d'informations peut circuler et si les lanceurs d'alerte peuvent rapidement mettre en place un système intelligent de diffusion via Internet, ce n'est pas par hasard. Disons que la manière dont Internet est conçue joue un rôle crucial. La manière dont on conçoit un médium définit les modalités de son usage, et Internet est conçu pour que l'information circule sans entraves (ou du moins on peut contourner les éventuelles entraves).
Notre démocratie imaginaire est bien évidemment dotée d'un tel médium qui est un réseau informatique ouvert et accessible à bas coût (et non un réseau de type fermé comme le minitel). Notre médium est bien entendu neutre, c.-à-d. qu'il traite les informations circulant en son sein de manière égale et sans discrimination, et ce par conception. La présence de ce médium permet une chose unique dans l'histoire : tout citoyen peut prendre la parole et exprimer son opinion, son avis sur n'importe quel sujet et être diffusé avec une audience potentiellement planétaire, minus les barrières de la langue. Quitte à lire, entendre ou voir tout et n'importe quoi.

Il se dessine un mouvement plus global que ces exemples illustrent dans notre démocratie imaginaire : on passe d'un système de circulation de l'information vertical à un système horizontal. Ce qui a inévitablement un impact sur la manière dont le pouvoir était reparti précédemment, sur les rôles institutionnels établis au sein d'une société, sur notre rapport même à l'expression démocratique et à sa liberté et sur certains droits dont le contour est en redéfinition forcée.

Dans le prochain billet sur le sujet qui sera fini espérons avant la fin de l'année 2018, des exemples de redéfinition des droits et un éclairage sur les modalités d'accès au numérique et plus généralement sur "l'alphabétisation numérique" dans notre démocratie sera proposé.

Références :